La définition même du terme « délinquant » pose problème alors que nous l’avons considérée comme allant de soi ; le voleur à l’étal est-il « délinquant » ou celui qui, par désespoir met le feu aux boîtes à ordures ou celui qui a volé une bicyclette ? Hier étaient délinquants des fugueurs, ailleurs le sont des homosexuels, alors pourquoi ceux-là ? Ne vaudrait-il pas mieux dire
« comment faire un désadapté, un névrosé, un marginal, un malheureux » ?
Plus grave, nous paraissons sous-entendre qu’un comportement réputé asocial relève de causes fondamentalement psychologiques, alors que nous croyons que ce sont des phénomènes politiques et sociaux qui engendrent et qui définissent ce type de comportement. Ainsi le piège où nous risquons de tomber est grave : faire croire à la responsabilité des parents là où ils sont le plus souvent victimes ; présenter comme causes premières ce qui n’est que maillon intermédiaire, courroie de transmission, agent exécutant des forces qui le dépassent.
Ainsi, nous pouvons apparaître comme accusateurs ou, au mieux, « donneurs de leçons » et par là-même occulter la responsabilité des injustices sociales et politiques.
Finalement si nous acceptons de publier ce texte c’est qu’il reflète notre pratique quotidienne. Pour une fois nous voulons nous permettre un discours ni politique ni scientifique mais parler comme les jeunes qui se confient à nous dans leur détresse irraisonnée.
Qui est ce jeune délinquant ?
C’est celui qui s’attaque aux normes et aux valeurs de la société à laquelle il appartient.
Il transgresse, il vole au lieu d’obtenir par le travail ce qu’il désire.
Il agresse ; il met en danger la propriété et la sécurité ; il scandalise et il fait peur.
D’où vient-il ?
Il est issu, la plupart du temps, des populations socio-économiques les plus défavorisées du pays, il vit dans les milieux où le minimum vital matériel et culturel n’est pas atteint, où, par conséquent les familles se disloquent et le « minimum vital attentif » n’est plus assuré. La délinquance existe certes, aussi dans les milieux favorisés, comme y existent d’autres formes de détresse, de désadaptation chez les jeunes. Mais elle est plus rare, souvent différente du point de vue psychologique, volontiers cachée : ici, au lieu de la violer, il est plus facile d’apprendre à tourner la loi.
L’inégalité sociale, l’injustice, la présence des îlots d’acculturation, d’ennui, de pauvreté, voire de misère, sont une des causes principales de la délinquance et de tout ce qu’on appelle l’inadaptation juvénile. Il faudrait y ajouter l’urbanisation rapide, le travail sans intérêt, l’habitat inhumain, etc. Mais ces facteurs sociaux et politiques n’expliquent pas tous les cas : dans les beaux quartiers également les délinquants apparaissent et, quel que soit le milieu, l’action de la société se fait avant tout par le truchement des parents.
Ceci ne veut pas dire que le concierge, le policier, l’instituteur, le voisin, le monsieur qui gifle un gosse en train de fumer, la dame qui crie au voleur alors qu’elle a perdu son porte-monnaie, vous, moi, qui jetons un regard de mépris, de rejet, de pitié ironique sur un groupe de gosses jouant dans la rue, ne sont pas plus ou moins responsables de ce qui arrivera. Si la délinquance juvénile ternit notre société aux injustices ancrées, c’est donc à cause de chacun d’entre nous, de ceux qui volent et de ceux qui s’abstiennent, de ceux surtout qui pensent qu’on peut apprendre aux gens à vivre en les tuant.
Il nous arrive de rêver d’un monde plus juste où les jeunes en détresse, qu’on les taxe ou non de délinquants, seraient considérés comme des jeunes victimes d’injustice et d’inégalité, et non pas comme des bourreaux qui font peur. Mais aujourd’hui, il est plus facile de trouver des adeptes de la répression que des gens qui oseraient guérir le mal en profondeur.
Le problème est grave, si grave que parfois il vaut mieux en rire que d’en pleurer. Fournissons donc aux familles quelques conseils pour accélérer l’accès à la délinquance de leur progéniture ; mais n’oublions jamais que les parents, jadis, ont été aussi des enfants.
L’inadaptation sociale, le vandalisme et d’autres fléaux ne relèvent pratiquement jamais de l’hérédité, ni de quelque chromosome… Il paraît donc de première importance de vous mettre à la besogne le plus tôt possible. La destructuration de la joie de vivre peut même commencer dès avant la naissance de l’enfant ; ainsi, concevez-le contraints et forcés, sans désirer ni lui, ni votre partenaire. Tout le long de la grossesse, répétez-vous, pour bien l’accueillir, qu’il viendra gâcher votre vie. Et pourtant refusez l’avortement qui d’ailleurs, le plus souvent, vous sera refusé. Si la mère aime déjà trop son futur enfant pour faire correctement cet exercice, le père lui viendra à l’aide. Il suffira qu’il se lamente tous les jours et qu’il redise sans cesse que cet enfant à venir non désiré détruira l’harmonie du couple, la vie conjugale, le bonheur, etc. : il peut aussi prendre la clé des champs.
Si tout cela ne convient pas, alors faites le contraire : désirez-le, désirez-le trop, désirez-le pour vous, attendez-le pour qu’il réalise tous vos souhaits, qu’il comble toutes vos déceptions. Et puis, quand il ne saura pas le faire, et bien montrez-lui qu’il ne vaut rien. Montrez-lui combien il vous déçoit, combien vous avez eu tort de l’attendre avec impatience, de compter sur lui.
Si votre affectivité trop équilibrée n’a pas permis cette bonne préparation prénatale, ne désespérez pas : dès la naissance revenez à la charge avec une ardeur accrue. Vous n’êtes pas assez grincheux pour ne pas savoir qu’un nourrisson a un impérieux besoin d’attention, de sécurité et de contact physique. Laissez donc le bébé crier nuit et jour, ne dérangez rien dans la tranquillité de votre vie quotidienne. Pour qu’il soit sûr que vous ne l’aimez pas, laissez-le des journées seul dans son berceau, enfermez-le dans votre appartement à double tour ; il hurlera à mort, se croira s’il est encore capable de croire quelque chose, abandonné, il aura des cauchemars plus qu’il n’en faut et fera plus tard un excellent client des tribunaux pour enfants, s’il n’aboutit pas en asile psychiatrique. Pour ceux qui redoutent les réactions des voisins, il y a un moyen plus subtil pour assurer la réussite de l’entreprise : montrez-vous inaffectif, ne touchez jamais cet enfant, sauf pour lui assurer le minimum vital des soins matériels. Surtout ne l’embrassez pas, ne le chatouillez pas, ne lui parlez jamais d’une voix enfantine, ne lui souriez jamais, même pas le dimanche. Et si le bébé, frustré de vos caresses s’aventure à toucher lui-même son corps pour prendre quelque plaisir lisez le Larousse Médical 1974 : « Chez les bébés, on s’opposera à toute tentative d’onanisme en les habillant d’une certaine façon ou en leur attachant les mains ».
Si vous n’êtes pas capable de respecter scrupuleusement nos conseils, si vous n’arrivez pas à être et à paraître tout le temps « indifférents ou hostiles, si vous arrivez pas non plus à étouffer le bébé sous votre amour exclusif, vous risquez fort d’échouer dans votre tâche, d’en faire un délinquant. Dans ce cas, éloignez-le carrément de votre vie : mettez-le en nourrice, mettez-le en pension et n’oubliez surtout pas de changer de nourrice tous les deux mois et de pension deux fois par an. Oui, il vaut mieux s’en débarrasser car, si jamais il se rend compte que vous l’aimez, malgré vos maladresses volontaires, il risque de les accepter sans même en être affligé en profondeur : le petit coquin ne confondra jamais une erreur pédagogique et un amour un peu maladroit, avec un véritable rejet, ou avec un attachement égoïste.
Le bébé a grandi et vous n’avez encore rien réussi pour en faire un hypernerveux, un agité, un éternel insatisfait, jamais content, jamais heureux. Profitez du dressage de la propreté pour rattraper le temps perdu. Mais il ne suffit pas de lui apprendre la triste nécessité d’accomplir ses besoins à des heures régulières et dans des conditions prescrites par la loi familiale : si c’est fait avec trop de douceur, s’il s’aperçoit que cela fait plaisir aux parents, il finira pour plaire, pour montrer qu’il aime et pour être aimé, par déposer sagement sa crotte dans le pot et par demander gentiment « caca-pipi », s’il en a envie. Il vous faudra donc le dresser avec force punitions physiques et morales, lui faire peur, le terroriser. Si vous en êtes capables, inspirez-vous des méthodes si efficaces dans le dressage des chiots : flanquez-lui le nez dans sa crotte. Même si vous loupez sa délinquance, vous aurez au moins la consolation d’en faire un constipé chronique. Et si vous refusez d’être une brute, tout en poursuivant votre noble dessein, eh bien, restez toujours silencieux, taisez-vous quoi qu’il fasse. Le petit commettra de plus en plus de bêtises pour attirer votre attention, pour obtenir de vous une parole, voire même une fessée. Résistez, restez de glace et laissez votre enfant dans un désert.
Plus tard, quand le petit garçon sera amoureux de sa mère, et la petite fille éprise de son père, le parent jaloux pourra regarder en silence mais avec un reproche, voire un dégoût intense, les manifestations de l’amour envers le parent du sexe opposé. Il pourra aussi discourir savamment pour nettoyer l’âme de l’enfant des pensées et des désirs impurs : il lui dira par exemple qu’il est vicieux de vouloir épouser maman et que cela ferait mourir papa de chagrin. N’allez pas cependant jusqu’à vous tuer en voiture le lendemain : vous ne pourriez pas profiter de votre chef-d’œuvre. À la rigueur, si vous avez lu des ouvrages de vulgarisation psychologique, contentez-vous d’expliquer au tout-petit qu’il veut « inconsciemment » tuer papa pour épouser maman, et que c’est la fatalité. La fabrication du délinquant sera facilitée quand l’enfant s’intéressera, voire aimera son sexe et surtout celui de ses copains. Cet intérêt et cet amour sont déjà culpabilisés et réprimés par la morale publique et par toute l’ambiance de la société ; ajoutez-y seulement, à la moindre manifestation, la moralisation cinglante et les punitions plus ou moins cruelles… l’efficacité est assurée. Dites-lui que ça ne se fait pas, battez-le, attachez-lui les mains et surtout menacez-le : si la colère divine n’est pas une menace suffisante, appelez la science à la rescousse et expliquez au petit vicieux qu’il va devenir fou, sourd, ou les deux à la fois. Ne vous contentez pas de lui promettre simplement qu’on va lui couper la quéquette, il risque tout bêtement de devenir névrosé ou impuissant. Si vous le surprenez dans un jeu de touche-pipi, tombez-lui dessus comme la grêle sur les premières fleurs du printemps. Surtout, aucune caresse après les reproches : il pourrait se sentir consolé, pardonné et ne plus rien prendre au sérieux de votre Autorité.
Ayez toujours présent à l’esprit : « Je ne me laisserai pas avoir par ce garnement horrible qui a tous les défauts de mon conjoint ». Dites-lui, dès qu’il pourra comprendre, « Tu es aussi mou que ton père », « Tu seras aussi coureuse que ta mère », pour qu’il se sente coupable toute sa vie durant et quoi qu’il fasse. Si vous faites bien tout cela, ce n’est presque plus la peine de le punir lorsqu’il rentre sale ou si ses vêtements sont déchirés après un jeu avec ses camarades. Cependant, n’oubliez pas de lui faire honte s’il revient battu par d’autres enfants. Répétez-lui alors qu’il ne sera jamais qu’un pleutre dans sa vie. Ne reconnaissez jamais vos torts, ne le consolez jamais, n’apaisez jamais ses angoisses, qu’il sache ou non les exprimer. Si, au contraire, il se défend bien, s’il flanque une raclée à plus grand et plus fort que lui, eh bien, battez-le sévèrement et dites-lui qu’il est déjà caractériel et voyou et qu’il finira peut-être assassin.
Tous ces conseils sont quasi inutiles si vous avez la chance d’être vous-même victime de la société : si vous habitez une cité de transit sinistre, un bidonville en voie de démolition, si vous êtes vous-même rejetés par les gens « bien » soupçonnés par la police, méprisés par les commerçants. Une bonne misère matérielle, culturelle et sociale n’a plus guère besoin de psychologie et votre petit risque de devenir « marginal » sans effort spécial de votre part. Ce qui ne doit pas vous empêcher de vous disputer, de vous bagarrer devant lui. Si vous allez en prison, on prendra bien soin de votre enfant : on le déclarera « en danger moral » et on le placera dans un de ces centres de rééducation dont l’efficacité pour fabriquer des jeunes délinquants ne peut plus être mise en doute. Si au contraire vous n’aimez pas la violence brute et si vous habitez des quartiers chics, utilisez plutôt l’indifférence ironique, les silences méprisants, les allusions venimeuses : apprenez à fond l’art de dire du mal de votre conjoint, tout en ayant l’air d’en dire du bien, et appliquez-vous à pratiquer sur votre rejeton des tortures morales aussi féroces que feutrées. Toutefois, aucune formule ne peut être considérée comme infaillible. Il suffirait que l’enfant rencontre dans son entourage, à la petite ou la grande école, quelque personne affectueuse et capable de lui inspirer admiration et confiance pour qu’il puisse retrouver un certain équilibre et retomber sur ses pattes. Et certains enfants résistent à tout et arrivent à dérouter les psychologues les plus subtils ; ils changent leur désir de plaisir immédiat en volonté de puissance qui sait attendre. Tel jeune devient alors un célèbre homme d’affaires et sa délinquance s’exprime dans la plus rassurante légalité. Tel autre devient militaire qui tuera beaucoup d’ennemis et se couvrira de gloire. Quelques-uns changeront peut-être leur haine en amour et deviendront écrivains, poètes, révolutionnaires ; la plupart finiront par se comporter comme de parfaits citoyens d’un pays autoritaire : malheureux en dedans, mais bien intégrés, disciplinés et obéissants en dehors.
Quand votre enfant deviendra grand, ne lui dites jamais qu’il est beau et bien fait. Il risque de s’accepter tel qu’il est, et précocement ; alors il acceptera les autres, et c’en est fini avec notre projet de délinquance. Dites-lui plutôt qu’il est trop gros ou trop maigre, trop haut perché sur pattes ou trop bas de fesses. De tels compliments réussissent aussi bien chez les garçons que chez les filles. Ne vous en contentez pas ; habillez-le (ou la) le plus mal possible pour vous donner raison : vieillot ou excentrique, trop ample ou trop serré, ce qui compte c’est qu’il se sente gauche et mal à l’aise dans ses vêtements comme il doit se sentir mal à l’aise dans sa peau ; si en plus les autres se moquent de lui, vous avez le droit d’être satisfaits.
Dès le début, montrez-lui qu’il ne faut pas dire ce qu’on fait, ni faire ce qu’on dit : soyez grossiers à la maison et punissez-le dès qu’il répétera un des gros mots que vous avez prononcés devant lui. Faites devant lui des grands sourires aux visiteurs dont vous direz pis que pendre, dès qu’ils auront tourné le dos. Mais traitez-le d’hypocrite s’il en fait autant. Ne lui dites la vérité que rarement. Mais attention ! S’il en arrive à mentir à son tour, soyez impitoyable. Faites-lui avouer le moindre de ses oublis et petites dissimulations. Punissez-le s’il vous coupe la parole, mais empêchez-le de parler s’il pose des questions, ne répondez jamais ; s’il dit qu’il ne comprend pas, ne lui expliquez rien. Dites plutôt que ses questions sont idiotes et que, s’il ne comprend pas, c’est qu’il est débile pour toujours. S’il ose vous contredire un jour, pour se faire les griffes, pour se montrer à lui-même qu’il est quelqu’un, qu’il a du caractère, giflez-le pour le faire taire, ou mieux, boudez-le, ne lui parlez plus et ne lui donnez jamais les raisons de cette bouderie.
S’il tombe malade, ne le rassurez jamais. Exprimez à haute voix toutes vos inquiétudes mais faites appel aux médecins qui ne parlent pas aux enfants. Pour discuter de son état de santé, faites-le sortir de la pièce pour qu’il comprenne d’emblée qu’il n’a pas à savoir où en est son propre corps. Dans sa confusion, il pensera peut-être aussi qu’il est très malade voire même condamné.Avec un peu de chance, il deviendra énurétique. Alors, parlez au maximum de son « infirmité », si possible en public, en présence d’autres enfants de son âge. Et soignez-le car, comme le dit le Larousse Médical 1974 : « Cette névrose urinaire, qui fait le désespoir de l’entourage, persiste jusqu’à la puberté, avec des rémissions plus ou moins longues, en dépit de tout traitement. Pour réussir contre cette infirmité dégoûtante, il faut associer le traitement hygiénique au traitement médicamenteux ». Choisissez donc un médecin très sévère qui saura sûrement, après un examen silencieux et vétérinaire, faire très peur au petit pisseux. Les reproches quotidiens que vous pourriez ainsi proférer contre lui vous feront oublier vos propres soucis. Le jour où vous serez saturés de ce fléau familial qu’est le pipi, achetez dans une pharmacie un pipi-stop à sonnette, ou mieux, à décharges électriques.
À la rentrée scolaire, n’oubliez pas de répéter combien vous êtes soulagés d’être débarrassé de lui : ajoutez que vous le mettrez en pension si les notes ne sont pas bonnes. Reprochez-lui tous les jours qu’il vous coûte cher et énumérez sans cesse tous les sacrifices que vous vous imposez à cause de lui. Ce qui compte à l’école se sont les notes et la place. Parlez-en tout le temps et ne l’écoutez jamais s’il vous raconte sa journée d’école, s’il se plaint ou s’il se réjouit de ses camarades ou de ses maîtres. Si les notes sont insuffisantes, ou si vous les estimez telles pour le prestige familial, ne le consolez surtout pas. Punissez-le ou expliquez scientifiquement qu’il sera un raté toute sa vie. Si le petit garnement commence à voler dans votre porte-monnaie, ne discutez jamais avec lui et gardez-vous bien de lui montrer un peu d’affection. S’il vous rit au nez, pour cacher son désarroi, flanquez-lui une bonne paire de claques et menacez-le d’une maison de correction. S’il se montre désemparé, traitez-le d’hypocrite. S’il prétend qu’il fait « ça » malgré lui, sans pouvoir s’en empêcher, prenez-le au sérieux et traitez-le d’anormal et de malade mental. Dites aux amis, et devant lui, qu’il n’y a jamais eu de voleur dans votre famille. Mettez-le au plus vite dans une maison spécialisée qui a le sérieux de jadis. Ou bien avant, prenez contact avec les enseignants, de préférence ceux avec qui il ne s’entend pas ; dites-leur que vous n’en pouvez plus, que votre enfant est un voleur, un vicieux capable du pire. Vous êtes déjà près du but : si l’école suit votre exemple et le rejette, il ne tardera pas à faire un coup dur contre les autres ou contre lui-même.
D’ailleurs, la puberté approche et il vous faut redoubler de vigilance. En effet : « C’est à ce moment que les dégénérés ont des crises d’excitation, que chez les personnes intelligentes apparaissent les idées fixes, les malades de la volonté, du doute, la kleptomanie, la phobie du toucher, la dipsomanie, des impulsions à l’homicide et au suicide, la nymphomanie, le délire religieux, la paranoïa, la folie périodique et intermittente, la neurasthénie, l’hystérie, l’épilepsie, le goitre exophtalmique » (Larousse Médical 1974). C’est le dernier moment pour le mettre à la porte, dans la rue : bientôt ce sera lui qui ne voudra plus rester à la maison. S’il essaye de sortir avec des jeunes personnes de l’autre sexe, enfermez-le sans jamais lui en parler ouvertement. S’il se contente, parce que trop timide, de se masturber, énumérez-lui toutes les maladies que cette vilaine habitude risque de provoquer chez lui. Et si vous êtes trop modernes pour entretenir ces peurs publiées dans les vieux ouvrages, faites appel à un ami, réputé plein de sagesse, prêtre, médecin ou éducateur : il expliquera au jeune que la masturbation ne rend ni fou ni sourd, et que ce n’est pas un pêché majeur ; mais il expliquera en même temps que l’on reconnaît un vrai homme en celui qui sait maîtriser ses instincts bas et vulgaires. Et chaque fois que votre enfant se permettra un plaisir, il saura qu’il n’est pas un vrai homme, mais tout au plus une lavette sans volonté. Comme il n’a jamais été aimé, il ne pourra aimer personne et se croira détesté de tous. À la première arrestation, dites-lui que vous ne lui pardonnerez jamais. Au commissariat, proclamez avec douleur et violence que ce n’est plus votre enfant, que vous n’espérez plus rien de lui, que vous n’en voulez plus. Nos conseils ont abouti et votre besogne est bien réussie : le petit bébé est devenu un délinquant, un danger public. Les journaux sont remplis de ses exploits… ou des exploits de dizaines de milliers de ses compagnons. Que faire ? Une grande partie des mass-média proclame « renforçons la répression ». On interroge les braves gens, ils répondent « renforçons la répression ». Ils ont raison ! Vous avez raison ! Réprimez-les, jugez-les, condamnez-les, emprisonnez-les et pourquoi pas, guillotinez-les. Tuez-les tous et votre enfant avec.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2014
https://doi.org/10.3917/jdj.276.0024